« C’est un dur métier que l’exil ».
Entretien avec Nil Yalter, artiste femme en lutte
Arts et Expositions
Par Eric Tariant le 29.11.2023
L'artiste Nil Yalter est la lauréate du Lion d'or 2024 de la Biennale de Venise. © Isabelle Arthuis
Récompensée cette année par le Lion d'Or de la Biennale de Venise pour l'ensemble de sa carrière, Nil Yalter présente actuellement à Paris son exposition « Exile is a hard job » à la galerie Berthet-Aittouarès. Rencontre avec une artiste pugnace dont le travail aborde les questions de l’exil, du féminisme ou encore de la culture.
Reconnue pour son engagement et sa création multiforme, allant de la vidéo à la peinture, du collage à la photographie, de la performance à l’installation, et particulièrement pour son travail sur les questions d’immigration, de genre et de classe, et sa lutte contre les discriminations, Nil Yalter (née en 1938), de nationalité turque et française, vient d’être récompensée par un Lion d’Or pour l’ensemble de sa carrière, aux côtés de l’Italo-Brésilienne Anna Maria Maiolino. Entretien avec une artiste, pugnace et à l’esprit affûté, qui recevra son Prix, le 20 avril. Le jour de l’ouverture de la 60e Biennale de Venise titrée « Foreigners Everywhere » (« Étrangers partout »), nom emprunté à un collectif turinois qui a lutté contre le racisme et la xénophobie en Italie au début des années 2000. Nil Yalter est à l’affiche, jusqu’au 9 décembre, sur les cimaises de la galerie Berthet-Aittouarès.
Vous attendiez-vous à recevoir le Lion d’or de la Biennale de Venise ?
Non. Pas du tout. Je ne m’attendais même pas à être invitée à la Biennale de Venise, où je n’avais encore jamais exposé. J’ai déjà eu l’occasion, cependant, de rencontrer Adriano Pedrosa, le commissaire général de la 60ème Biennale. Il m’avait invité à exposer, en 2014, dans une grande exposition qu’il avait organisée à Rio de Janeiro et une autre fois à Frieze masters. Le titre de cette édition 2024 de la Biennale étant « Foreigners Everywhere », Adriano Pedrosa aurait dit, m’a-t-on rapporté, que cette édition ne pourrait pas se faire sans ma présence. À Venise, j’exposerai, à l’Arsenal dans l’espace le plus vaste situé à l’entrée des lieux.
Portrait de Nil Yalter © Oliver Abrahama
J’y montrerai mon installation « C’est un dur métier que l’exil » dont le titre est emprunté à un vers du poète turc Nâzim Hikmet (1901-1963). C’est une œuvre que j’ai montrée pour la première fois, en 1983, à l’Arc-Musée d’art moderne de la Ville de Paris, à l’invitation de Suzanne Pagé, sa directrice. C’est la première fois que je la montrerai accompagnée des affichages de la phrase « C’est un dur métier que l’exil » qui a été apposée, dans différentes langues, dans quinze villes, de par le monde.
Où avez-vous montré votre travail au cours de votre carrière ?
J’ai eu l’occasion d’exposer dans de nombreux musées et institutions culturelles. Mais, très peu dans des galeries d‘art. J’ai souvent été sollicitée par des collectivités locales qui me confiaient des travaux, sur le thème de l’immigration et de la situation de la femme notamment, pour les exposer dans des Maisons de la culture ou des Maisons des jeunes. C’est en 1973, à l’Arc que j’ai montré pour la première fois ma tente de nomade, une yourte : « Topak Ev », la maison ronde en turque. Cette installation est inspirée d’une œuvre de Velimir Khlebnikov, le fondateur du mouvement futuriste russe. J’ai commencé, en 2012, à afficher dans les rues l’aphorisme, « C’est un dur métier que l’exil », accompagné d’images documentaires.
Nil Yalter, Exile is a hard job, exposition à la galerie Berthet Aittouarès, 2023, extérieur ©Betrand Michau, avec l’aimable autorisation de la galerie Berthet Aittouarès
J’ai montré cette installation dans de nombreuses villes à travers le monde, à Mumbai en 2013 notamment. Et aussi dans des Biennales et des expositions, à la Biennale de Berlin en 2022 et au musée Ludwig, à Cologne en 2019, lors d’une grande rétrospective. Elle se présente sous la forme d’une installation composée de ma fameuse tente nomade, entourée, sur les panneaux extérieurs, de dessins et de textes expliquant les conditions de vie des populations nomades en Turquie. À l’occasion de la Biennale de Venise, sera publié un livre consacré à cette installation qui a voyagé dans quinze villes à travers le monde. Elle est, aujourd’hui, conservée au musée Arter à Istanbul.
Vous êtes une autodidacte. Par quel cheminement êtes-vous devenue artiste ?
Ma vocation est née très tôt (rires), à l’âge de cinq ans, en écoutant ma grand-mère paternelle, une circassienne très pieuse, qui me gardait souvent chez elle. Elle me racontait des histoires pour enfant. Un jour, elle a commencé à dessiner ses histoires, en les inscrivant dans des cases, un peu à la manière d’une bande dessinée. Elle m’a ensuite invitée à dessiner moi-même. Cela a été une révélation. Il n’y avait pas d’œuvres d’art dans mon environnement familial. Les représentations figurées d’êtres vivants étaient interdites dans le monde islamique. La Turquie moderne ne date que de 1923. Le pays sortait alors de sept siècles d’empire Ottoman. Ma famille appartenait à ce que l’on appellerait, aujourd’hui, la classe moyenne. Mon père était fonctionnaire, et ma mère professeure de langues étrangères. Je suis venue à Paris en 1965 parce que l’art contemporain était inexistant en Turquie. J’ai commencé par faire de la peinture abstraite. J’avais eu entre les mains un exemplaire du « Dictionnaire de la peinture abstraite » de Michel Seuphor. Le grand sculpteur Ilhan Koman (1921-1985), dont j’étais proche, m’avait fait connaître l’art constructiviste et le travail de Kasimir Malevitch. J’ai tout appris toute seule. Je n’ai pas fait d’école d’art.
Nil Yalter, Exile is a hard job, exposition à la galerie Berthet Aittouarès, 2023, ©Betrand Michau, avec l’aimable autorisation de la galerie Berthet Aittouarès
Votre peinture était donc inspirée du constructivisme russe ?
Jusqu’en 1965 à Istanbul, j’ai peint avec beaucoup de matière, un peu à la manière de Poliakoff. À Paris, entre 1966 et 1970, j’ai réalisé des tableaux qui sont, aujourd’hui, très demandés. Ils étaient inspirés de la peinture américaine Hard edge et de l’œuvre de Frank Stella et aussi, en effet, des constructivistes.
Votre installation à Paris s’est faite en 1965…
Oui, mais je suis venue, une première fois en France en 1956, à l’âge de 18 ans. J’étais bouleversée. J’ai visité le Louvre et rencontré Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre au Dôme. Ilhan Koman m’a amenée avec lui à la galerie Iris Clert. C’est là, que j’ai vu les premiers monochromes d’Yves Klein. Il m’a fallu quelque temps pour comprendre comment il en était arrivé là. J’ai pris conscience que c’était là, à Paris, qu’il fallait que je vienne m’installer. En Turquie, j’étais complètement coupée de tout, à l’écart de cette ébullition culturelle. Je me suis installée, en France en 1965, avec l’intention d’apprendre. J’étais devenue très amie avec Sarkis qui exposait, Quai des Grands Augustins, à la galerie Iléana Sonnabend. J’ai tout appris grâce à Iléana qui m’aimait beaucoup. C’est dans sa galerie que j’ai rencontré Rauschenberg. Puis Robert Morris chez Sarkis. J’ai fréquenté aussi Pierre Gaudibert, et vu toutes ses expositions à l’ARC, la section Animation Recherche Confrontation qu’il a créée, en 1967, au Musée d’Art Moderne.
Quand avez-vous commencé ce travail sur les migrants et les travailleurs immigrés, thématiques qui vous ont fait connaître à l’échelle internationale ?
Il m’a fallu sept ans pour digérer tout ce que j’ai appris à Paris dans ces années-là. En 1971, à Istanbul, j’ai assisté au procès de trois jeunes révolutionnaires qui ont été jugés puis pendus. J’ai fait un travail conceptuel qui évoque cet événement. C’est à ce moment-là, que j’ai rencontré l’ethnologue Bernard Dupaigne qui dirigera, par la suite, le Laboratoire d’ethnologie au Musée de l’Homme. Bernard m’avait dit que des yourtes étaient encore utilisées en Turquie, par des populations nomades, les Bektiks qui vivent dans les steppes d’Anatolie. Ces yourtes étaient construites par des jeunes femmes, dès l’âge de quinze ans, afin d’y vivre arrivées à l’âge adulte. En 1973, j’ai voulu faire ma propre yourte, créer moi-même une de ces maisons nomades en forme d’utérus. Par la suite, des membres de ces populations nomades sont parties s’installer dans des bidonvilles aux portes d’Istanbul et d’Ankara. Et d’autres vers la France et l’Allemagne, devenant ainsi des immigrés économiques. Suzanne Pagé, devenue directrice de l’Arc, a exposé ma tente, fin 1973, entourée de dessins expliquant ce qu’est le nomadisme. L’année suivante, j’ai exposé en Allemagne à Cologne dans une grande exposition collective.
Nil Yalter, 1980, Bidonville Istanbul, photographie argentique d’époque, texte manuscrit à la mine de plomb, collages, objets ©Betrand Michau, courtesy Galerie Berthet Aittouarès
Les thèmes de l’immigration et du déracinement ont toujours été présents, depuis lors, dans votre œuvre…
Je suis une citoyenne du monde. J’ai été interdite de séjour en Turquie pendant treize ans, de 1980, date du coup d’Etat militaire, à 1993. Je ne me sens, aujourd’hui, ni vraiment turque, ni française.
Comment êtes-vous parvenue à vous faire accepter par les travailleurs immigrés que vous montrez dans vos dessins, photographies argentiques et autres Polaroids ? À établir un climat de confiance avec eux, pour rendre compte de leurs conditions de vie ?
J’ai toujours travaillé avec des municipalités, avec celles de Corbeil-Essonnes, de Grigny et de Ris-Orangis notamment, avec des travailleurs sociaux et avec des sociologues, avec des gens qui prenaient en charge ces immigrés. Avant de les photographier ou de les filmer, il fallait les convaincre de l’intérêt du travail que j’allais faire.
Votre travail semble s’apparenter à celui d’un reporter…
Non. Je refuse ce terme. Ce n’est pas du reportage. C’est un travail d’archivage et de documentaire fait par une artiste.
Nil Yalter, The Headless Woman, 1974, vidéo en noir et blanc ©Nil Yalter, avec l’aimable autorisation de la galerie Berthet Aittouarès
Vous êtes connue et célébrée également pour vos vidéos. De laquelle êtes-vous la plus fière ?
De La Femme sans tête ou la Danse du ventre, une vidéo-performance de 24 minutes que j’ai réalisée, en une seule séquence, en 1974, en inscrivant sur mon ventre un texte de René Nelli extrait d’Érotique et civilisation, tout en me balançant au rythme d’une musique orientale. C’était une façon, pour moi, de revendiquer la réappropriation de ce corps dont les femmes ont été dessaisies. Le texte de René Nelli condamnait l’excision et célébrait la jouissance clitoridienne. En 1974, c’était un tabou de parler de clitoris. Les hommes étaient choqués. En fait, c’est toujours un tabou aujourd’hui.
C’est une vidéo que j’ai faite grâce à Dany Bloch, qui était en charge de la section vidéo de l’Arc-Musée d’art moderne de la ville de Paris. Elle a été montrée lors de la première manifestation dédiée à l’art vidéo en France, « Art vidéo : confrontation 74 » qui s’est tenue à l’Arc. Mes œuvres ont toujours été faites avec des bouts de ficelles. J’ai toujours tout fait moi-même. Je suis même arrivée, au début des années 2000, à me filmer moi-même dans des vidéos comme Lapidation. Mon engagement se traduisait aussi par des actions. Nous avions fondé, dans les années 1970, avec Mathilde et Esther Ferrer notamment, un groupe qui s’appelait « Les femmes en lutte ». Nous nous réunissons tous les quinze jours, en présence d’écrivaines, de peintres, d’intellectuelles, pour discuter de la situation de la femme artiste dans le milieu de l’art.
Continuez -vous de travailler aujourd’hui ?
Aujourd’hui, je travaille beaucoup sur ordinateur. Je ne peins plus et ne dessine plus depuis cinq ans. Je vis une période difficile en ce moment. J’ai perdu, il y a un an, mon compagnon, l’homme avec lequel je vivais depuis 45 ans.