Nil Yalter
au cœur de l'exil
Novembre 2024
L’une des nombreuses provocations de cette Biennale de Venise 2024 intitulée « Foreigners Everywhere » [Étrangers partout], a été de primer deux femmes artistes âgées, assez peu connues et pourtant grandes pionnières. L’une d’elles, Nil Yalter, y expose dans le Pavillon central, section des installations multimédias, un ensemble intitulé Exile is a Hard Job (1983-2024) auquel elle ajoute, au centre, une reconstitution de Topak Ev, une immense yourte, celle-là même qui la fit connaître à Paris en 1973 à l’ARC (Animation. Recherche. Confrontation) et qui avait tant séduit Susanne Pagé lorsque celle-ci dirigeait cette structure créée à la fin des années 1960 au sein du musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
Portrait de Nil Yalter © Oliver Abraham
Fabriquée à l’aide de métal, de peaux de mouton et de feutre, c’est un hommage de l’artiste franco-turque aux femmes des communautés nomades d’Anatolie centrale. Elle est placée à Venise au centre d’une pièce en forme de dôme, dont les parois sont revêtues d’affiches volantes, de dessins, de vidéos, etc. L’œuvre commente, documente, fait revivre la migration, l’exil.
Nil Yalter a passé sa vie à mettre en lumière le vécu des exilés. Normal donc, que la 60e Biennale de Venise 2024 l’ait récompensée par un Lion d’or pour toute sa carrière et qu’elle soit aussi présente à l’exposition « Exils » du Louvre-Lens.
Nil Yalter, Topak Ev, 1973, métal, peaux de moutons, cuir, texte et techniques mixtes, Ø 3 m, au sein de l’installation vidéo Exile is a hard job, 1983-2024 présentée à la Biennale de Venise, 2024, ©MATTEO DE MAYDA. COURTESY LA BIENNALE DE VENISE.
Du Caire à Paris
Nil Yalter fait elle-même partie de ces migrants, même si ses voyages et son exil furent, dans son cas, mûrement choisis. Née en 1938 au Caire, mais de nationalité turque, elle rejoint Istanbul, puis passe sa jeunesse à arpenter l’Iran, l’Inde, les régions les plus reculées de la Turquie... Et après des années d’errances curieuses et studieuses, elle se consacre à la peinture. Une peinture abstraite occidentalisée, qui permet à cette autodidacte d’exposer dans des galeries stambouliotes. Consciente que le véritable art contemporain de son temps se trouve ailleurs, elle reprend ses pérégrinations et finit par s’installer à Paris, rue Mazarine, en 1965. S’ensuivent des années d’acclimatation, de recherches dans un Paris assez bouillonnant, de rencontres cosmopolites et d’engagements politiques. Peu à peu émerge une volonté de montrer sans pathos, dans sa vérité première, ce que le milieu artistique en général s’obstine à ne pas vouloir voir: les émigrants, les laissés-pour-compte. Son travail croise alors la photographie, l’écriture, le dessin, dans le but de documenter le vécu. Elle y ajoute le collage, les Polaroid, l’argentique, le numérique, la vidéo en pleine gestation, et tous les nouveaux moyens numériques.
La danse du ventre
Le rendez-vous a lieu à la galerie Berthet- Aittouarès, puisque l’artiste n’a pas à proprement parler d’atelier, mais plutôt des pièces encombrées de panoplies d’appareils, d’ordinateurs de toutes générations, de bandes, de carrousels de diapositives ancienne manière, de moniteurs, de magnétoscopes, de caméras, d’écrans et de nombreux dessins... Nil Yalter préfère nous raconter son travail en commentant quelques œuvres qu’Odile Aittouarès a raccrochées aux murs pour l’occasion, quelques photographies qui avaient fait partie de son exposition organisée ici même en 2023, « Exile is a Hard Job : [C’est un dur métier que l’exil] », titre emprunté au poète Nâzim Hikmet. Parmi celles-ci, l’œuvre intitulée La Femme sans tête ou La Danse du ventre. La photographie représente le ventre d’une femme dont le nombril est recouvert de manière circulaire d’un fragment de texte du poète René Nelly, auteur du livre Érotique et Civilisations. Cette photo est tirée d’une performance filmée en 1974 dans laquelle elle faisait la danse du ventre, en ayant gravé sur sa peau la phrase « La femme véritable est à la fois convexe et concave ».
Portrait de Nil Yalter, courtesy Galerie Berthet-Aittouarès
Nil Yalter, The Headless Woman or the Belly Dance, courtesy galerie Berthet-Aittouarès
Un nouveau langage
Malgré les sollicitations incessantes depuis cette reconnaissance à Venise, les rendez-vous, et une certaine lassitude, l’artiste de 86 ans reste extrêmement précise et conserve une mémoire phénoménale desdétails de ses installations passées. Elle a bien conscience d’avoir inventé un nouveau langage dans les années 1970 parisiennes, lorsque le féminisme faisait irruption sur la scène artistique, proposant des œuvres hétéroclites, décloisonnant les arts, introduisant la réalité du corps féminin. Une façon de s’exprimer arrivée tout droit des États-Unis, où s’armait depuis un moment une avant-garde féministe rebelle et agressive (lire l’article sur Ana Mendieta dans le n° 826 de « Connaissance des Arts », pp. 62-65).
Par ailleurs, Nil Yalter choisit délibérément de mettre en lumière les conditions de vie des nombreux ouvriers échoués dans la misère. En Turquie, elle avait déjà photographié des prisons de femmes à Istanbul. À Paris, dans le quartier du Sentier, elle montre comment les femmes turques tombent malades en brassant des tissus cancérigènes. Elle regarde vivre de nombreux immigrés dans les divers campements ou bidonvilles de la banlieue, notamment les Portugais à peine arrivés. Cette artiste de combat travaille avec des associations, des sociologues, des municipalités. Dans le catalogue de la rétrospective montée par le Mac Val en 2019, l’historienne d’art Fabienne Dumont situe son travail « ... entre art et documentaire, entre esthétique et politique, qui permet de dire et de montrer autrement la situation subie par certaines populations. Nil Yalter, dans ses projets individuels et collectifs, porte en effet une attention particulière au vécu et aux croyances des personnes rencontrées, qui sont magnifiées par son regard, sans paternalisme ni naïveté, mais dans le respect des conditions difficiles, voire violentes, qui sont les leurs ». Elle décrit avec justesse l’attitude originale de l’artiste, « ... à la confluence des mémoires migrantes, féministes, ouvrières et des mythologies ». L’œuvre de Nil Yalter est multiple, faite d’hybridations, de superpositions du présent et du passé, de reconstructions comme « outil de passage de témoins ». Une immense fresque faite de tesselles jusqu’à former comme un kaléidoscope vibrant de vie, pour nier l’oubli total. Mais comme rien ne disparaît jamais complètement, ces lambeaux historiques peu glorieux que l’on croyait enfouis nous reviennent en boomerang, en pleine guerre, à travers d’autres générations d’immigrés. Son œuvre prend aujourd’hui des échos sinistrement actuels.
Tous les exils au Louvre-Lens
L’exposition du Louvre-Lens évoque les liens souvent douloureux entre création artistique et sentiment d’exil, de tous les exils. De l’Odyssée à nos jours. Avec son œuvre Exile is a Hard Job, 1983-2024, prêtée par le Centre Pompidou, Nil Yalter y a toute sa place aux côtés de Victor Hugo ou Kimsooja, de Gustave Courbet ou Barthélémy Toguo, de Kader Attia ou Marco Godinho. Une ribambelle d’artistes dont le propos est aussi bien le départ que le déracinement, le nomadisme, les camps de réfugiés, le renouveau... Bref, un éventail d’histoires, de traces et de mémoire.
Elizabeth Védrenne
Nil Yalter au Louvre Lens