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ARTS 

LA CHRONIQUE D'OLIVIER CENA

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Oublions un instant les œuvres de Pierre Soulages (1919-2022) auxquelles on oppose si souvent celles d'André Marfaing (1925-1987) au prétexte que les deux, abstraites, contemporaines, ont privilégié le blanc et le noir. En 1980, Soulages s'est consacré jusqu'à sa mort au monochrome noir (le fameux « outrenoir ») qui lui a assuré une grande renommée mais se situe à l'opposé d'un tableau de Marfaing : quand l'un reflète la lumière extérieure, l'autre fait jaillir cette lumière du cœur du tableau. Les deux auraient pu bénéficier d'une même réussite, mais le monde l'art, surtout marchand, n'aime guère les rivalités aux destins aléatoires et a préféré, excluant l'un, parier sur le vainqueur. Cela avait pourtant bien commencé pour André Marfaing puisqu'il représenta la France (avec Poliakoff, Manessier, Messagier et James Guitet, le plus oublié des quatre) à la Biennale de Venise en 1962. Les tableaux actuellement montrés par la galerie Claude-Bernard (où exposait alors Marfaing) datent de cette époque et témoignent de l'extraordinaire talent du peintre, en particulier de coloriste, ce qui pourrait a priori surprendre. Car les couleurs ne se résument pas à du noir et du blanc. Des dizaines de nuances de gris apparaissent, du plus clair à l'anthracite, du plus évident au plus subtil, du plus neutre aux colorés : bleus, violets, verts, jaunes ...

A l'origine, on qualifiait de grisaille des monochromes de camaïeux de gris (ou de beiges) censés imiter,

par l'illusion du volume, les sculptures - parmi les plus célèbres figurent les Vices et les Vertus peintes au tout début du XIVè par Giotto dans la chapelle Scrovegni, à Padoue. Puis la grisaille est devenue un genre en soi. Picasso l'utilisa dès 1907 pour ses études pour les Demoiselles d'Avignon (il y en a deux très belles dans l'exposition consacrée à

« Gertrude Stein et Picasso » au musée du Luxembourg), plus tard pour de nombreux nus (Nu couché à la couronne de fleurs, 1970) et, bien sûr, afin d'intensifier l'aspect dramatique de la scène, pour l'immense Guernica (1937). Dans l'art d'André Marfaing, la grisaille est une productrice de lumière. 

Appelons ça un clair-obscur, mot qualifiant dans la peinture le contraste entre le clair et le sombre. Chez Marfaing, ce contraste souvent très violent entre les tons délicats et les tons puissants crée des lumières franches, parfois même éblouissantes. Elles s'accordent alors avec le geste expressionniste conférant au tableau un mouvement effréné comme si, là, comme dans la Genèse, du chaos naissait cette lumière. Il y a alors, à n'en pas douter, quelque chose de mythologique dans la peinture de Marfaing, une représentation de la naissance du monde peut-être, ce qui surgit soudant du tohu-bohu, ce qui s'organise, ce qui prend sens : la vie. 

Au cours des décennies suivantes, ce mysticisme va se préciser. André Marfaing supprime peu à peu l'expressionnisme, 

André Marfaing, 1967, © Bertrand Michau, courtesy Galerie Berthet-Aittouarès

André Marfaing, 

Sans titre, 1967.

abandonne de la grisaille pour un noir et blanc où parfois se devine une touche de bleu et, plus rarement, un discret voile violine ou le souvenir ocré du geste passé. La composition se simplifie, flirte avec la géométrie sans en avoir la rigueur. Ce peut être alors un simple trait blanc sur un fond noir, un « zip » à la Barnett Newman, juste une sensation lumineuse. Aux tourments a succédé une spiritualité caractérisée par l'austérité des compositions et par la radicalité du chromatisme réduit au noir et blanc. C'est une peinture épurée, moins spectaculaire et moins séduisante que celle des années 1960, plus intérieure, secrète, méditative peut-être - l'aboutissement du chemin marqué par l'exigence et la sincérité de l'un des grands peintres abstraits français. 

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